Ezeckiel ∇ Le passé resurgit souvent au moment où l'on s'y attend le moins.

Il se souvenait précisément de chaque étape de sa vie. Des grandes lignes aux moindres détails, tout était stocké dans un recoin de son esprit torturé. Il arrivait qu'il ressasse les souvenirs, espérant sans doute y trouver une nouveauté qu'il n'avait jusqu'alors jamais remarquée, ou un petit indice. A propos de ses parents, sans doute. Il s'était toujours demandé qui ils étaient. S'ils s'aimaient, ou si les deux River étaient des enfants non désirés. Il se posait tant de questions qu'il en avait mal à la tête à chaque fois. Et pourtant, il recommençait encore et encore, cherchant à tout prix des réponses que personne n'était en mesure de lui donner. Du moins, personne à Mystic Falls. Il y avait bien cet homme, Ivan. Celui qui les avait aidé à s'échapper de leur ancienne vie, qui les avait aidé à comprendre l'épée de Damoclès posée sur leur tête, à laisser Cléo. Cléo. Il ne l'avait jamais vraiment aimée, contrairement à son frère, et pourtant il avait eut quelques regrets en la laissant aux mains de la police. Au fond, il devait sans doute l'apprécier, mais il n'était pas du genre à assumer ses sentiments, ou même à croire en leur existence. Il revint à l'image d'Ivan qui contournait son esprit. Il s'était longuement demandé qui il était. Ce qu'il voulait. Il avait appris, au cours des années, qu'on ne faisait rien sans rien. Que tout ce que les hommes faisaient, c'était toujours par intérêt. Du moins, dans les grandes lignes. Alors pourquoi Ivan n'échapperait-il pas à la règle ? Il avait passé du temps, des jours entiers à repenser à chaque moment passé avec cet homme, et il sentait que quelque chose ne tournait pas rond, sans pouvoir jamais mettre le doigt dessus.

Et aujourd'hui était un de ces jours-là. Il n'avait pas bougé du loft, lové sous la couette, se levant de temps à autres pour prendre quelque chose à manger. Il avait attendu, attendu encore et encore que les minutes passent, petit à petit. Le jour avait défilé rapidement, et Adriyel avait tenté d'écrire, sans bavures comme à son habitude. Et il n'avait pas réussi. Il était resté comme un con, incapable d'écrire quoi que ce soit, devant une page blanche qui n'attendait que d'être remplie par des mots. Par ses propres mots. Pourtant, son esprit demeurait comme inaccessible, dans l'impossibilité d'un quelconque texte. La nuit se posa sur Mystic Falls et il sentit qu'il avait gâché une journée de plus. Tant pis, pensa-t-il, quelque peu amer. Il entendit alors un bruit, et faillit se diriger vers la porte, devinant l'arrivée de son frère, mais finalement, sans doute par pure flemmardise, il ne bougea pas et resta là, silencieux, attendant que de l'animation arrive, de l'autre côté du loft. C'était cela qui lui manquait, finalement : de l'animation.

Il entendit la porte s'ouvrir, et se fit violence pour enfin se lever, sortir du lit, « bouger sa moule », comme disaient les dirigeants de l'orphelinat où il avait été (il se rappelait de cette expression, ne l'ayant pas comprise au début, et elle était restée gravée dans son esprit au fil du temps), tentant d'être présentable alors qu'il était tout le contraire. Ses cheveux ébourriffés, il se rendit alors compte qu'il était toujours en caleçon, et haussa les épaules. Dans les contes pour enfants, les princes ont toujours des servantes pour les habiller. Je devrais faire la grève pour avoir une servante, pensa-t-il. Ou voler quelques vêtements, en faisant croire que j'ai plus rien à me mettre. Mensonge évident, qui laissa transparaître sur son visage qui paraissait si angélique un soupçon de sourire, une once de cynisme et une bonne dose de sarcasme. « Coucou frérot ! Alors, il se passe quoi de nouveau ? T'as croisé des cadavres, t'as couché avec un fantôme, t'as bu un café avec une sorcière, ou il se passe rien de spécial et je peux aller me recoucher tranquille ? Tiens, des chips. Tu savais qu'on avait des chips ? J'aurais pu me nourrir de chips et j'ai même pas calculé qu'on avait un paquet de chips. » Il attrapa un paquet de chips, l'ouvrit et engloutit quelques chips en regardant débarquer sa réplique identique, son sosie. Son twin.

La journée n'avait pas été si éprouvante que cela. Du moins en partie. Il avait vu Neil. Ils avaient fait des conneries, comme à leur habitude. Des belles conneries, des moins belles, de celles qu'il racontera à ses gosses plus tard, si un jour par le plus grand des hasards, il se trouvait qu'il veuille mettre une fille en cloque. Ou qu'elle le soit par pur accident, de celles qu'il ne racontera jamais, non pas par honte, mais par le peu d'intérêt qu'elles revêtaient. Non, c'était une journée banale. Sans job. Il n'en avait pas, n'en avait pas besoin. Il était mieux ainsi, un électron libre, qui pouvait faire ce qui lui chantait, dans la mesure du réalisable. Dieu qu'il aimait ça. La liberté. Une liberté qui le portait bien trop loin, cependant. Aa des milliers de kilomètres de la Russie, où ils avaient abandonné Cléo, où ils l'avaient laissée, piégée, aux mains de la police russe. Quels salauds ils faisaient. Ils mériteraient d'être pendus hauts et courts en place publique. Mais ils s'étaient faits à l'idée d'avoir été des pauvres connards, au moins elle pouvait vivre sa vie, une fois ses années de prison terminées. C'était ce qu'il pensait avant de ce soir.

Un bruit de clé dans la serrure. Il ouvrit la porte. Il aimait beaucoup leur appartement, mais ne supportait pas d'y passer plus de cinq heures d'affilée. Voilà sans doute la seule chose qui le différenciait d'Adriyel. Pour vivre, Ezeckiel avait besoin d'air, de beaucoup d'air. Il aurait passé même ses nuits dehors s'il n'y avait pas son frère. C'est d'ailleurs ce qu'il avait fait ce soir là, la nuit étant déjà bien avancée lorsqu'il passa le seuil de son loft, qu'il partageait avec son jumeau. Jumeau qui venait d'arriver, lâchant sur lui une tonne de questions qui ne demandait pas vraiment de réponse. D'ordinaire, il aurait réagi. Fais une remarque sur l'habillement de son frère - ce qu'il ne manquerait sans doute pas de faire plus tard, cela dit - ou même sur ce foutu paquet de chips, nouveau venu chez les River. Mais il ne dit rien, referma la porte d'entrée, et en silence, s'alluma une cigarette. Encore une. Son paquet était presque vide, à l'heure actuelle. Il se tourna alors vers son frère. Il ne sourit pas, relâchant la pression accumulée lors de sa dernière entrevue. Il avait envie de crier, de pleurer, de mourir. 

"Bonnie est en ville." 

Une bombe lâchée en l'air. Rien d'autre n'était à ajouter. Il en mourait intérieurement depuis qu'il avait quitté l'enceinte du lycée où il l'avait croisée. Pourquoi Mystic Falls ? Pourquoi elle? Pourquoi le monde lui infligeait-il une telle torture? C'était à n'en plus pouvoir. Il aurait voulu oublier, faire comme si rien n'était arrivé, mais Adriyel devait savoir. Il le méritait. Aussi, il attendit sa réaction, tirant une autre bouffée sur sa cigarette.

Pendant un moment, il crut qu’il avait mal compris ce que disait son frère. Il crut que celui-ci lui faisait une blague, que finalement, ce n’était qu’un espoir dissimulé sous la haine, le regret. Le regret de l’avoir abandonnée, là-bas, en Russie, le regret d’avoir laissé derrière eux une manière de se souvenir. Cléo avait fait partie de leur vie. Longtemps. Très longtemps. C’est sa famille qui les avait accueillis, Adriyel et son frère, c’est sa famille qui les avait acceptés, contrairement à toutes les autres. Il faut dire que pour leur âge, les deux gamins connaissaient excellemment bien le mot connerie. Ils avaient l’habitude, au bout du compte, au bout du temps qui avait filé depuis leur naissance. L’orphelinat, les familles d’accueil, qui à chaque fois les refusait, toujours, tout le temps. Seuls les Argent les avaient acceptés. Une histoire à faire pleurer les plus sensibles, pauvres âmes déprimées, qui passaient leur temps à broyer du noir. Mais aucun des deux frères ne semblait souffrir de ce statut. Orphelin. Finalement, qu’est-ce que c’était, sinon l’inconnu, l’imagination ? S’inventer des parents, une histoire, une naissance, autre chose que les papiers officiels. Qui n’étaient d’ailleurs pas. Leur livret de famille n’existait pas, les deux garçons n’étant pas nés à l’hôpital. Adriyel avait passé plusieurs longues heures à imaginer qui aurait pu être ses parents, leurs parents. Des voleurs, tout comme eux ? Ou étaient-ils des gens très heureux ensemble, qui n’avaient rien à voir avec l’illégalité ? Il n’en savait rien. Personne n’en savait rien. Ils avaient emporté ce secret dans leur tombe. Mais il dut admettre que rien n’était une blague, et que tout était bien réel, malheureusement. « Bonnie est en ville. » Il resta silencieux un moment, fixant son frère, sans qu’on ne puisse apercevoir sur son visage la moindre émotion, le moindre ressenti. Les souvenirs l’envahissaient, peu à peu. Puis la crainte prit le pas sur le reste. Crainte dissimulée par la puissance. Même si Cléo voulait se venger, et sans doute qu’elle le voudrait, elle allait se frotter à deux loups-garous dont au moins un n’hésiterait pas à se débarrasser d’elle. Un sourire apparut sur les lèvres de Leho. Un petit sourire, presque minuscule. Une once de malice parmi un visage sans émotions. Il prit une inspiration, s’approcha de son frère, et posa sa main sur son épaule. « On va avoir chaud aux fesses, si tu veux mon avis. Mais si elle s’approche trop près, je ne lui laisserais pas le temps de te faire souffrir, hm. » En soi, cette affirmation était quelque peu stupide, puisqu’Adriyel savait précisément qu’Ezeckiel aimait toujours Cléo, au fond. Et qu’il ne dirait jamais qu’elle le faisait souffrir. Il jeta le paquet de chips, posa ses coudes sur l’étagère, près de l’entrée, et se mit la tête entre les mains, réfléchissant à toute vitesse. « Comment elle a su où on était ? Et surtout, comment elle a fait pour être libérée aussi rapidement ? Elle aurait dû prendre pour au moins vingt ans, avec tout ce que la police avait sur elle. Et je ne pense pas qu’elle aurait pu être libérée pour bonne conduite, ça ne lui ressemble pas. » Il jeta un coup d’œil à Ezeckiel, observa un instant sa cigarette, soupira. « Ça va ? » C’était plus une question rhétorique qu’autre chose. Evidemment, que ça n’allait pas. Le ton de sa voix, et son expression, d’habitude si… normale, semblait si touchée, comme si en un instant, il était devenu fragile. « Tu devrais t’assoir. Il te reste une cigarette ? » Adriyel se dirigea vers le salon, s’assit dans le canapé, attendant que son frère le rejoigne. Si Bonnie était de retour en ville, cela ne pouvait annoncer qu’une seule chose : des ennuis.